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L'AIR DU TEMPS

Franceinfo - le samedi 15 décembre 2018

 

 

"On commence à en avoir marre de servir de chair à canon" : face aux "gilets jaunes", les forces de l'ordre racontent leur épuisement

 

 

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Violaine JaussentFrance Télévisions

 

 

 

Policiers et gendarmes sont en première ligne alors que certains "gilets jaunes" ont appelé à un "acte 5", samedi. La fatigue, physique et morale, se fait sentir, même si la plupart de ceux que franceinfo a interrogés se disent compréhensifs face au mouvement

 

 

 

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Des policiers près de l'Arc de triomphe, pendant la manifestation des "gilets jaunes", le 1er décembre 2018 à Paris. (KARINE PIERRE / HANS LUCAS / AFP)

 

 

"On sert de tampon entre le gouvernement et ceux qui n'en peuvent plus. Le problème, c'est qu'on n'en peut plus nous non plus." Nicolas* sera parmi les forces de l'ordre samedi 15 décembre, à Paris, pour le cinquième samedi de mobilisation des "gilets jaunes". Policier en civil, il avait déjà été réquisitionné le 1er décembre, parmi les 5 000 membres des forces de l'ordre déployés dans la capitale pour l'"acte 3". Lui qui a l'habitude d'assurer le maintien de l'ordre pendant les manifestations ne s'attendait pas à ce déchaînement de violence. "Dans une manifestation basique, le maintien de l'ordre se passe bien en général. Les participants partent d'un point A à un point B, les casseurs se mettent en tête", explique-t-il à franceinfo.

 

 

"Le 1er décembre, on a passé un cap. Ils étaient partout, construisaient des barricades. C'étaient des violences urbaines". Nicolas, policier à franceinfo

 

 

Comme la plupart des policiers en civil, Nicolas était en appui des CRS pour interpeller les casseurs. Pour ses collègues comme pour lui, une telle journée pèse, moralement et physiquement, surtout après de longues journées de travail consécutives. Car depuis le début du mouvement des "gilets jaunes", les repos se font rares. "On n'est pas extensibles, même avec la meilleure volonté", souligne Nicolas, par ailleurs membre de l'association Mobilisation des policiers en colère. Il raconte ainsi avoir évacué trois collègues CRS pour des malaises vagaux, le 1er décembre : "Un collègue tombe. Les rangs se resserrent pour éviter le vide. On lui retire le casque, on lui donne à boire et il se repose."

 

 

 

"De l'agacement et de la tension"

"Le corps a lâché quelques secondes", relève Marie*, policière depuis quatre ans et membre elle aussi de Mobilisation des policiers en colère. Elle a assisté au même type de scène le 1er décembre à Paris. "On ramassait des collègues. Debout toute la journée, sans manger, sans boire, sans pouvoir faire pipi, sous pression physique et psychologique, ils sont tombés d'épuisement, subitement. Voir tomber un grand gaillard, vaillant, c'est impressionnant", relate-t-elle à franceinfo. "Pour ceux qui sont sur les manifestations depuis trois semaines, qui enchaînent vingt et un jours sans repos, c'est lourd. Ils sont lessivés."

 

 

Souleymane*, lui, a travaillé quinze jours d'affilée. "Mon repos a sauté le 1er décembre. C'est une journée en moins passée avec ma famille, ça tire", confie à franceinfo ce policier détaché à la Compagnie de sécurisation et d'intervention (CSI), adhérent au syndicat Alliance.

 

 

"La fatigue vient après, face au théâtre de désolation, sous un ciel devenu gris avec le gaz lacrymogène". Souleymane, policier à franceinfo

 

 

"J'ai l'expérience des manifestations contre le CPE [en 2006], mais là c'est beaucoup plus violent", juge-t-il. Comme les autres policiers interrogés, il estime que l'aspect inédit de ce mouvement contribue à la fatigue des troupes. "Il y a de l'agacement, de la tension, et la lucidité qu'on perd un peu", énumère-t-il. La dernière fois qu'il a connu une situation semblable, c'était pendant les attentats de novembre 2015. Il avait travaillé dix-huit jours d'affilée.

 

 

 

"Treize heures à m'en prendre plein la gueule"

Marie n'a pas connu de situation aussi extrême. En revanche, son volume de travail a doublé. Le 1er décembre, par exemple, elle travaille quatorze heures d'affilée et, malgré tout, commence à 7h30 le lendemain. "J'étais en civil. On n'avait pas de point fixe, on bougeait beaucoup. On prenait du gaz lacrymogène et des projectiles en pleine tête parce qu'on n'a pas d'équipement", relate-t-elle. Elle a pu bénéficier de deux jours de repos au milieu de la semaine qui a suivi.

 

 

Puis, le 8 décembre, elle est à nouveau mobilisée. Cette fois, elle réalise des contrôles et des fouilles en amont, notamment pour saisir le matériel de protection des manifestants. "On a commencé à 6 heures, dans les gares et sur les grands axes de Paris. On a terminé à 15 heures. Mais on ne se plaint pas, les CRS c'est pire."

 

 

Stéphane* est l'un d'eux. Il a été envoyé quinze jours en mission à Paris avec sa compagnie et, de ce fait, était mobilisé lors des manifestations des 1er et 8 décembre. Il ne s'attendait pas à ce qu'elles soient aussi "destructrices". "Le 1er décembre, j'ai travaillé vingt heures non-stop. J'ai passé treize heures debout à m'en prendre plein la gueule. Je n'ai pas mangé avant 23 heures. C'est la première fois que les forces de police ont affaire à une manifestation aussi violente et longue à la fois", témoigne-t-il.

 

 

 

"On reste soudés"

"Après une journée comme celle-là, on rentre très fatigué. Mais malgré ce que l'on encaisse, on arrive à garder la motivation pour servir les gens et les protéger. C'est une passion", affirme ce policier qui exerce depuis dix-huit ans et adhère au syndicat Unsa-Police. Il dit aussi puiser ses forces dans l'esprit d'équipe qui anime les CRS. "On reste soudés. On peut décompresser ensemble, ça resserre les liens. On tient pour que les collègues se sentent bien, il y a un esprit positif de groupe", raconte-t-il.

 

 

"Entre copains, on sait quand on est à bout. Au moindre signe de fatigue, on s'épaule et on se parle". Stéphane, CRS à franceinfo

 

 

Néanmoins, Stéphane sent le "ras-le-bol" pointer. "On commence à en avoir marre de servir de chair à canon." Au point de tourner le dos ou de retirer le casque ? "Ce n'est pas l'envie qui manque aux collègues", répond le CRS, qui a pu discuter, les 1er et 8 décembre, avec de "vrais 'gilets jaunes', qui ne cassent pas ou ne pillent pas". "Ils comprenaient notre position en tant que policiers. Personnellement, je comprends le fond du problème soulevé par les 'gilets jaunes', sans comprendre la forme, détaille Stéphane. Mais nous, on n'a pas le droit de grève, si on veut manifester, c'est pendant nos jours de repos."

 

 

 

"Une fatigue morale s'installe"

Un devoir de réserve encore plus présent chez les gendarmes. "Avec notre statut de militaire, on est tenus d'obéir aux ordres, y compris quand on supprime nos jours de repos", explique à franceinfo Kevin Jorcin, gendarme à Caussade (Tarn-et-Garonne) et vice-président de l'association GendXXI.

 

 

"On accumule les heures de service sans broncher". Kevin Jorcin, gendarme à franceinfo

 

 

Lui n'a pas été déployé pour les rassemblements parisiens. Mais sa situation illustre l'autre mobilisation des forces de l'ordre depuis le début du mouvement des "gilets jaunes" : la sécurisation des points de blocage un peu partout en France.

 

 

A Caussade, ville de 7 000 habitants, les "gilets jaunes" se rassemblent sur un rond-point près de l'autoroute, installent des barrages filtrants, parfois près des stations-service ou des supermarchés, ou bien réalisent des "opérations péages gratuits en montant sur la barrière de péage". Au plus fort de la mobilisation, le 1er décembre, 500 participants ont occupé un seul et même rond-point. Ils étaient 280 le 8 décembre, selon Kevin Jorcin.

 

 

"J'ai les jambes lourdes, des courbatures : les journées sur le rond-point, avec une surveillance permanente, debout, sont longues, témoigne le gendarme. Une fatigue morale s'installe aussi. J'ai mis tous mes dossiers en attente, je ne traite que les urgences absolues." Kevin Jorcin enchaîne régulièrement neuf jours sans repos et n'en prend aucun le week-end. "Un gendarme fatigué peut commettre une faute", s'inquiète-t-il, redoutant "un accident". Déjà, le 17 novembre, lors de "l'acte 1" des "gilets jaunes", un automobiliste excédé a forcé un barrage. Pendant son interpellation, sa passagère s'en est pris à un gendarme, blessé à l'œil.

 

 

 

"Quand on discute, on se sent tous 'gilets jaunes'"

"Mais en règle générale, il n'y a pas de problème avec les manifestants. On arrive à discuter et à organiser le passage des secours si besoin", tempère Kevin Jorcin. "On se connaît. Les 'gilets jaunes' sur les ronds-points sont des gens de ma commune, que je vois tous les jours : boulangère, secrétaire, parents d'élèves..." ajoute le gendarme, en poste à Caussade depuis deux ans.

 

 

Une ambiance qui tranche avec les manifestations parisiennes. Même si, de son côté, Souleymane a vu des "gilets jaunes" "pacifiques" s'interposer entre lui et des casseurs, le 1er décembre à Paris. "Avant d'être policier, on est citoyen. Quand on discute, on se sent tous 'gilets jaunes'", lâche-t-il. Nicolas a pu, lui aussi, "échanger normalement" avec des manifestants, mais seulement le 17 novembre. "On est dans le même cas que tout le monde. Nos salaires ne sont pas exorbitants et sont gelés depuis dix ans, rappelle-t-il. Si le mouvement était pacifique, je porterais moi aussi un 'gilet jaune'."

 

 

* Les prénoms ont été modifiés.

 



17/12/2018
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