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L'AIR DU TEMPS

Franceinfo - le mardi 29 octobre 2019

 

 

En Tunisie, la pratique du pouvoir a-t-elle fait évoluer Ennahdha ? Deux responsables du parti répondent

 

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Laurent Ribadeau DumasRédaction AfriqueFrance Télévisions

 

 

 

Le parti d'inspiration islamiste, qui est resté près de sept ans au pouvoir entre 2011 et 2019, connaît-il une crise d'identité ? Réponse en demi-teinte...

 

 

 

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Dirigeants du parti d'inspiration islamiste Ennahdha réunis à Tunis le 19 octobre 2019. Au centre, le leader du parti, Rached Ghannouchi, en train de s'exprimer. (MOHAMED HAMMI/SIPA)

 

 

 

En 2019, le parti d’inspiration islamiste Ennahdha a gagné les législatives avec 52 sièges (sur 217), ce qui lui permet de revendiquer le poste de Premier ministre. Mais cette victoire est en trompe-l’œil. En 2011, lors des élections à la Constituante, il avait obtenu 89 sièges. Depuis, il n’a cessé de baisser : en 2014, il n’avait plus que 69 députés. Aujourd’hui, où en est cette formation, autorisée seulement en 2011, et qui depuis 2016 dit ne plus avoir de lien "avec la prédication religieuse", mais suscite encore souvent la méfiance sinon les passions ? La pratique du pouvoir (2011-2014, 2015-2019) l’a-t-elle fait évoluer ? Eléments de réponse avec deux responsables nahdaouis que franceinfo Afrique a rencontrés à Tunis.

 

 

 

Zied Ladhari, ministre et secrétaire général d’Ennahdha

Avocat de formation, Zied Ladhari, 44 ans, a été élu député en 2019 dans la circonscription de Sousse (146 km au sud de Tunis). Il est secrétaire général du parti et ministre du Développement et de la Coopération internationale. Selon la presse tunisienne, il est l’un des candidats favoris du parti pour devenir Premier ministre. Fin et réservé, il n’en laisse rien paraître. Il ne sait pas moins manier avec beaucoup d’aisance la langue de bois à l’heure où commencent des discussions serrées entre Ennadha et d’autres formations représentées au Parlement pour constituer une coalition.

 

 

 

Le ministre tunisien du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, Zied Ladhari, à Tunis le 3 septembre 2018

Le ministre tunisien du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, Zied Ladhari, à Tunis le 3 septembre 2018 (REUTERS - ZOUBEIR SOUISSI / X02856)



"Depuis 2011, nous vivons une période particulièrement excitante de l’histoire de la Tunisie. Nous avons traversé beaucoup de défis pour instaurer un avenir meilleur et démontrer que la démocratie est possible dans ce pays. Il s’agit de ramener la prospérité, l’égalité des chances et le développement. Ce qui est l’une des vocations de ce ministère", explique-t-il.

 

 

Le message des électeurs ne vise pas un parti en soi, mais l'ensemble de la classe politique qui n'a pas pu apporter des réponsesZied Ladhari à franceinfo Afrique

 

 

Pourtant, Ennahdha a subi des revers lors des récents scrutins. Preuve que les électeurs ne sont pas satisfaits. "Le paysage politique partisan n’est pas suffisamment consolidé. Les Tunisiens attendent les dividendes économiques de la révolution, une action vigoureuse contre la corruption", analyse le ministre. Même si Ennahdha a été touché "à un moindre niveau".

 

 

Zied Ladhari met en cause l’actuel mode de scrutin (à la proportionnelle) et le processus de formation des coalitions. "Cela entraîne une dilution du pouvoir et un affaiblissement de la capacité de l’Etat à répondre aux besoins les plus urgents. On attend des politiques qu’ils soient plus réactifs et en mesure d’apporter des réponses." 

 

 

Pour autant, Zied Ladhari pense qu’au pouvoir "nous avons fait avancer les choses". A son niveau, l’action de son ministère a contribué à "rendre le pays plus compétitif, à développer sa capacité à attirer les investissements". Il rappelle ainsi que les investissements directs étrangers ont progressé de 28,6% en 2018.

 

 

Et au-delà, que pense le ministre et secrétaire général d’Ennahdha de l’évolution de son parti ? "Il a fait un chemin tout à fait remarquable, impressionnant. Pendant presque 40 ans, il a mené une opposition radicale à la dictature. Ce qui l’a éloigné des affaires publiques, comme toutes les autres forces opposées à Ben Ali. Mais aujourd’hui, il a l’expérience de la gestion des affaires publiques." En clair: il s’est rodé au jeu démocratique.

 

 

Ennahda doit travailler sur la compétitivité du pays et pratiquer une plus grande ouverture sur la société tunisienne, notamment en direction des jeunesZied Ladhari à franceinfo Afrique

 

 

En matière économique, le ministre sortant du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale insiste sur le fait que sa formation est passée d’un modèle économique basé sur la rente à la conception d’une économie ouverte. Il rappelle au passage que le gouvernement auquel il a appartenu a supprimé 20% des autorisations d’activité.

 

 

Et qu’en est-il de la position idéologique d’Ennahdha ? "C’est un parti conservateur sociétalement parlant, comme peut l’être le PPE en Europe. Dans toutes les sociétés du monde, on trouve des libéraux et des conservateurs, même si chaque contexte est différent. A la base, Ennahdha était un mouvement religieux qui s’est transformé en parti politique. Il est devenu musulman-démocrate."

 

 

Quand on l’interroge sur certaines des positions sociétales de son parti, par exemple sur l’égalité homme-femme en matière d’héritage, Zied Ladhari explique qu’il s’agit là de "questions classiques qui ne sont pas une priorité". Et d’ajouter : "Ceux qui ont construit là-dessus (pendant la période électorale, NDLR) n’ont pas été soutenus." Pour lui, "les questions idéologiques ont été résolues par la Constitution. Les gens veulent une transformation de leur vécu et de leur quotidien. Ils demandent plus d’équité, plus de justice. Ennahdha a un rôle important à jouer sur ce terrain. Le pays est un champ de transformation à tous les niveau qui peut offrir un exemple à l’ensemble du monde arabe."

 

 

 

Saïda Ounissi, ministre et membre du bureau exécutif d’Ennahdha

Agée de 32 ans, Saïda Ounissi, élue députée de la circonscription France-Nord (dans l'Hexagone) et membre du comité exécutif d’Ennahdha, a vécu 20 ans en France, où son père avait dû fuir la répression du régime de Ben Ali en raison de ses activités islamistes. Elle y a étudié l’histoire et les sciences politiques. Plus jeune ministre du pays en 2018, cette personnalité brillante et souriante ne pratique pas la langue de bois. Et répond aux questions sans détours.

 

 

 

Saïda Ounissi, ministre tunisienne de l’Emploi et de la Formation professionnelle

Saïda Ounissi, ministre tunisienne de l’Emploi et de la Formation professionnelle (JEROME MARS/JDD/SIPA)

 

 

 

A celle de savoir si sa formation traverse actuellement une crise d’identité, elle réfléchit longuement avant de s’exprimer… "Je parlerais plutôt d’un grand questionnement identitaire à un moment où la société tunisienne évolue. A travers les élections, celle-ci a fait savoir qu’elle n’était pas satisfaite. Même si Ennahdha parvient à se maintenir, il a perdu des électeurs dans certaines classes sociales qui voient chez lui une forme de trahison, de reniement." 



Comme son collègue Zied Ladhari, elle rappelle que son parti est né dans l’opposition à la dictature. Et qu’il "avait alors une vision de l’Etat qui n’était pas en harmonie" avec ce que l’on connaît aujourd’hui. "Après la révolution, il a compris que le seul cadre du pouvoir était l’Etat-nation, mis en place par Bourguiba, réplique de l’Etat jacobin français." Manière de dire que la formation islamiste a beaucoup évolué sur ce point…

 

 

Nous restons fidèles à la Constitution. Il n’y a donc pas de raison de parler de trahisonSaïda Ounissi à franceinfo Afrique

 

 

"Après 2011, nous avons été au pouvoir" de décembre 2011 à janvier 2014 et de février 2015 à 2019. Soit près de sept années. "Depuis 2016 (et l’effacement progressif du parti "laïc" Nidaa Tounès en raison de querelles internes, NDLR), nous avons assuré au gouvernement un semblant de stabilité, quand Béji (le président sortant Béji Caïd Essebsi, NDLR) a choisi son fils au détriment du pays. Je peux presque dire que nous avons porté la culotte ! La question est alors de savoir si nous ne nous sommes pas compromis avec la Realpolitik. Là, je n’ai pas de réponse. Je dirai simplement que nous sommes tributaires de la façon dont fonctionnent les institutions." Saïda Ounissi se sent fière de son action au ministère. Notamment d’avoir réformé la formation professionnelle.

 

 

Et que répond Mme la ministre à ceux qui s’impatient dans les régions défavorisées et ne votent plus Ennahdha ? "Je leur donne un exemple de mon action au ministère. Ainsi, entre le moment où l’on prend la décision d’installer un centre de formation dans une petite bourgade et sa réalisation effective, il faut cinq ans pour que les choses se mettent en place. Pour qu’un jeune puisse commencer à étudier." Conclusion : "Il faut faire de la pédagogie. Nous n’avons pas assez fait l’effort d’expliquer" notre politique. Apparemment, il aurait peut-être aussi fallu être plus proche des citoyens : "Les gens ont besoin qu’on les écoute." 

 

 

Je me sens bien au sein d’Ennahdha. Ce serait injuste de dire le contraireSaïda Ounissi à franceinfo Afrique

 

 

Est-ce difficile d’être une femme à Ennahdha ? La réponse fuse : "C’est difficile d’être une femme en politique en Tunisie où la femme est souvent considérée comme un filet social ! Mais c’est peut-être encore plus difficile vis-à-vis de l’extérieur quand on est membre de ce parti : il faut continuellement montrer patte blanche !" 

 

 

Et ce alors même que son parti, qui se définit comme conservateur, est par exemple opposé à l’égalité pour l’héritage entre homme et femme ? Là encore, la réponse est sans détours. "Le projet de loi sur ce thème était un effet d’annonce. C’est une fausse question ! Il faudrait d’abord commencer par respecter la loi actuelle. Aujourd’hui, lors des héritages, 99% des femmes n’arrivent pas à obtenir leurs titres de propriété. Même au sein des familles progressistes."

 



29/10/2019
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