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L'AIR DU TEMPS

D'un article de la Tribune - le Progrès du 5 janvier 2014

 

Un article qui, pour moi, n'est pas passé inaperçu...

 

 

L'ENTRETIEN DU DIMANCHE - Pierre Rosanvallon

 

"Donner la parole aux invisibles"

 

Pierre Rosanvallon est historien, professeur au Collège de France, où il occupe la chaire "Histoire moderne et contemporaine du politique".

 

Il lance le 9 janvier la collection Raconter la vie (Seuil).

 

Les premiers titres sont : 

 

- Chercheur au quotidien : Moi, Anthony, ouvrier d'aujourd'hui ;

- La femme aux chats (récit d'une double vie) et

- La course ou la ville (quotidien des coursiers livreurs)

 

 

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Pierre ROSANVALLON

 

 

SOCIOLOGIE - L'historien Pierre Rosanvallon veut dresser le portrait de la société contemporaine à travers "Raconter la vie", une nouvelle collection de livres, et un site internet.

 

 

Quel regard portez-vous sur la France d'aujourd'hui ?

 

Notre société est devenue illisible, car une partie de la population est invisible. Les discours politiques et ceux des institutions utilisent des catégories qui ne rendent pas compte de la vie des gens. Ils regardent la société avec des lunettes anciennes, et l'étouffent par leur langue de bois.

 

 

La société a considérablement changé, pas simplement parce qu'elle est plus individualiste, mais aussi en raison des transformations profondes de l'économie.

 

 

Dans le capitalisme de l'innovation actuel, l'enjeu est davantage l'implication des salariés, la mobilisation des énergies, que l'insertion dans une chaîne productive de manière répétitive. Cette transformation a changé les postes de travail, la condition ouvrière.

 

 

Par ailleurs, le parcours des individus est à présent aussi déterminant que leur classe sociale.

 

 

"Il faut décrire le nouveau monde du travail"

 

Qui sont les invisibles ?

 

Les invisibles ne sont pas que les exclus. Toute une partie de la société n'entre pas dans le champ des discours tout faits : la recherche scientifique, la redéfinition du monde ouvrier, les gens qui veulent changer de vie, ceux qui ne parviennent pas à déménager quand ils se séparent...

 

 

 

Aujourd'hui, les grandes concentrations d'ouvriers ne sont plus dans les usines, mais dans les centres logistiques. Il faut décrire ce nouveau monde du travail, l'émergence des nouvelles catégories qui sont le quotidien de la majorité des gens.

 

 

 

Par ailleurs, comprendre la société contemporaine, ce n'est pas simplement comprendre les conditions sociales, mais aussi des situations personnelles. Chaque année, un tiers des Français vit un événement structurant, qu'il soit problématique - une rupture, un décès, un licenciement, un échec à un examen important -, ou bien positif : une naissance, une réussite, le lancement d'un nouveau projet qui marche. Il faut décrire ces moments de dynamique si l'on veut comprendre la société.

 

 

 

Quand une société devient illisible, quelles sont les conséquences pour la démocratie ?

 

Cela crée une société d'éloignement, dans laquelle on s'ignore les uns les autres. Une société ne peut fonctionner que si elle est soutenue par deux institutions invisibles : la légitimité et la confiance.

 

 

Aujourd'hui, la légitimité du politique s'est effondrée. La démocratie s'est réduite à un processus d'autorisation. Les élections donnent un permis de gouverner. Mais c'est un permis à points. On voit bien que cela ne fonctionne pas.

 

 

La démocratie doit aussi se définir comme une façon permanente de négocier, discuter et argumenter avec la société.

 

 

"L'état de la société est préoccupant. Il fallait réagir"

 

Le deuxième élément, encore plus important, est la destruction de la confiance. Une société dans laquelle il y a une perte de la connaissance d'autrui produit mécaniquement de la défiance, du rejet. Nous sommes à ce stade de la société, dans lequel l'érosion de la légitimité et de la confiance est lourde de violence potentielle. L'état de la société me semble préoccupant, et j'ai pensé qu'il fallait réagir.

 

 

 

Comment analysez-vous les mouvements de protestation comme celui des bonnets rouges ?

 

Il exprime une protestation fiscale, proche du poujadisme, et cristallise un sentiment dominant anti-politique. Le consentement de moins en moins fort à l'impôt est emblématique de la perte de confiance.

 

 

On ne veut pas payer plus d'impôts quand on doute de ce que paient les autres. On observe aujourd'hui une sorte de préférence pour la démocratie négative parce qu'apparaissent mal les enjeux positifs, les conditions dans lesquelles peuvent se redéfinir des éléments de contrat social.

 

 

On préfère le repli social et le chacun pour soi. Ces mouvements peuvent donner l'impression d'une puissance de mobilisation, mais ce n'est une puissance de construction.

 

 

 

Comment reconstruire de la confiance ? Pourquoi faites-vous le choix du récit, en lançant votre collection "Raconter la vie " ?

 

Recréer du lien ce n'est pas appeler abstraitement à la citoyenneté. C'est partir d'une compréhension de l'autre, détruire les stéréotypes, mieux comprendre ce qu'est le chercheur, le jeune ouvrier, quelqu'un qui veut changer de vie, qui voit son horizon bouché parce qu'il habite dans une petite ville où les emplois disparaissent.

 

 

Pour faire connaître ces vies, il faut les raconter, sous toutes les formes. Un roman peut nous dire plus de choses sur la situation d'une personne que des sciences sociales qui moulinent des statistiques.

 

 

Il est important d'avoir une approche très diversifiée de la société. J'ai souhaité mêler l'approche journalistique, les sciences sociales, le roman, les témoignages pour avoir une vision ouverte de la société.

 

 

Par exemple, la grande romancière Annie Erneaux publiera an mars un journal de son hypermarché. Notre objectif est que les gens se reconnaissent dans les livres. Car beaucoup de Français on l'impression de ne pas exister, que ce qu'ils vivent n'est pas reconnu. Il s'agit aussi de rétablir la dignité de leur existence.

 

 

Comment faire pour que les gens prennent la parole ?

 

Nous avons une double ambition : raconter la société dans sa diversité et permettre à chacun de partager son expérience de vie. Nous lançons une site internet participatif (www.raconterlavie.fr), où les gens pourront, autour des grands thèmes, poster un récit de vie.

 

 

Nous souhaitons créer un Facebook sociétal. A travers la constitution d'une communauté, nous aimerions produire de la visibilité sur la société. Un projet comme celui-ci ne peut réaliser seul cet objectif. C'est un programme général. Nous souhaitons faire école, montrer une direction, et que d'autres s'emparent de cette volonté de raconter la société telle qu'elle est.

 

Recueilli par Elodie Bécu

 



08/01/2014
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