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"Les frontières éternelles n'existent pas"

Cartographie - Géographe, pivot du Festival international de géographie à Saint-Dié, Gilles Fumey publie un instructif "Atlas global", regroupant 60 cartes inédites d'où émerge un autre monde.

Vous cosignez avec Christian Grataloup et 27 autres géographes le premier Atlas global, comment vous en venue l'idée ?

En tripotant nos GPS et autres smartphones ! Est-ce que cette manière de circuler dans le monde, de se passer de cartes papier, de jouer avec le globe sur GoogleEarth comme Chaplin dans le Dictateur, est-ce que tout cela n'est pas en train de changer notre rapport au monde et notre manière de faire de la géographie ? C'est pour cela que nous avons réuni la crème des géographes et de solides historiens pour y répondre.

Edouard Glissant oppose à la mondialisation, qui uniformise, la créolisation du monde, qui métisse et rassemble. Pourquoi le citez-vous dès la préface ?

Parce que les écrivains savent exprimer ce qui se passe mieux que tous, avec peu de mots, ils touchent au but ! Le Martiniquais Glissant comprend bien que la circulation de certains objets et de certaines images a tendance à uniformiser. Mais qu'en même temps, l'être humain a besoin de racines, qu'il n'est pas de partout et de nulle part, ce qu'il appelle - pour son cas - la créolisation. Oui, nous sommes devenus un peu créoles comme les Antillais sont devenus un peu plus métropolitains.

"Tintin, Corto Maltese, Lucky Luke, sont des personnages très géographiques"

Cet atlas comporte des cartes incroyables comme les mondes imaginaires de Tintin et Corto Maltese. Quel intérêt ?

Combien sommes-nous à penser que Tintin, Corto Maltese, Lucky Luke, etc. sont des personnages très géographiques ? Tintin nous a trimbalés toute notre jeunesse dans le monde entier et les images du Tibet comme de la Cordillère des Andes doivent beaucoup à ces lectures. Hugo Pratt a fait énormément voyager Corto Maltese dont la vie s'inscrit dans un réseau mondial. En mettant en regard Tintin et Corto Maltese, on peut opposer un monde bien ordonné, européo-centré, civilisé - celui d'Hergé et des Belges bien rangés - à un monde un peu romantique, aventureux, foutraque qui ressemble mieux à celui des Italiens...

Une autre carte montre que l'islam fait tache d'huile depuis le VIIe siècle. Cette progression est-elle un trompe-l'oeil anxiogène ou une réalité inéluctable ?

Sur le plan démographique, les pays d'islam sont très dynamiques et la colonisation qui a créé des liens entre certains pays musulmans et l'Europe nous les rend très proches géographiquement. En revanche, sur le plan culturel, la distance est grande. Les crises à répétition au Moyen-Orient, les printemps arabes mais aussi les faiblesses démographiques de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne perdant de la population contribuent à des mouvements migratoires du même type que ceux que l'Europe a connus au XIXe siècle lorsqu'elle laissait partir des millions de pauvres vers les Amériques ou l'Australie !

Il nous faut situer les événement actuels sur des échelles géographiques et temporelles longues pour les analyser sereinement. Il y a une réalité inéluctable mais un islam qui peut évoluer dans l'intégration au coeur de nos sociétés européenne.

Les frontières géographiques établies au XXe siècle, notamment au Moyen-Orient, résisteront-elles aux guerres, à Daech, à Aqmi ?

Les frontières éternelles n'existent pas. Les limites bougent beaucoup, car elles sont une marque d'équilibre entre deux pouvoirs... Et la puissance des Etats, c'est très variable ! Regardons la Chine qui monte... Ses frontières vont bouger. Au Moyen-Orient, ce qui a été tracé après l'Empire ottoman n'est pas appelé à durer. Les frontières de Daech, c'est assez incertain... Les islamistes publient sur Internet des cartes des royaumes dont ils rêvent comme Charles Quint ou l'Empereur du Japon le faisaient aussi... A nous de leur prouver que nous n'acceptons pas la barbarie.

Une nouvelle géographie de l'Europe se dessine-t-elle avec la crise migratoire : des pays plutôt accueillants et des pays fermés ?

Ce qui est surprenant, c'est l'attitude de l'Allemagne qui n'a pas de tradition coloniale comme la France et qui a longtemps suivi le droit du sang. C'est pourquoi on soupçonne Angela Merkel à la tête d'un pays à l'économie florissante d'accueillir aussi une main-d'oeuvre dont l'Allemagne a un besoin criant du fait de sa démographie en chute libre. Angela Merkel, née en Allemagne de l'Est, sait aussi ce que désirer la liberté veut dire. Que la Hongrie, l'Autriche ou la Roumanie ne partagent pas l'avis des pays de l'Ouest, pourquoi pas, il est écrit nulle part que l'Europe doit être monolithique.

Vous paraphez un sujet intitulé Des assiettes pas si mondialisées. Qu'y démontrez-vous ?

Que la peur de tous finir au fast-food à manger de la nourriture industrielle qui nous avait envahis il y a vingt ans est un fantasme ! Non, les cuisines locales résistent bien, les aliments qui ont beaucoup circulé ces dernières décennies vont être relocalisés. On mangera moins de cerises à Noël et moins de viande et de produits laitiers et on ne s'en portera pas plus mal, au contraire !

Pour quelle raison affirmez-vous que penser globalement est devenu une nécessité scientifique et civique ?

Parce que les frontières changent de nature. Parce que tout circule plus facilement et que, donc, ce qui m'arrive ici vient de changements qui ont lieu ailleurs et que je dois connaître. Si Google arrive à faire fabriquer de la mayonnaise sans oeufs et sans huile, il est possible qu'elle arrive dans mon assiette. Pour la science, c'est le grand chamboule-tout et si la France a des atouts, elle doit se mesurer à ce qui bouscule l'économie mondiale depuis la Californie, Facebook installé dans la Silicon Valley change les sociabilités des jeunes générations. Et fait évoluer leur sens civique. On se lamente que les électeurs boudent les urnes. Mais il faudrait peut-être faire évoluer les règles ! On ne peut plus voter comme au temps des affiches et du tambour dans les villages... Propos recueillis par Michèle Arriveau

Jean-Pierre Tuveri, maire de Saint-Tropez, remercie le public, le conseiller scientifique Francis Rocard (debout), l’animateur Jean Koechlin et les intervenants, Christian Trouvé, vice-président d’Action contre la Faim, Gilles Fumey, maître de conférence en géographie à la Sorbonne, Yves de Kermel, président de Var-Equitable, et Léo Dayan, professeur d’économie à la Sorbonne. La 10e édition des colloques scientifiques «Les Mystères du 21e siècle» a rencontré une audience attentive et intéressée à la salle Jean-Despas, les 12 et 13 décembre dernier. Scientifiques, universitaires et spécialistes du monde médical se sont succédé sur la scène pour évoquer différentes questions relatives au thème principal «se nourrir aujourd’hui, nourrir la planète demain». Samedi matin, «l’histoire des habitudes alimentaires» et «les pratiques agricoles, l’industrialisation et les risques induits», introduites par une entrevue enregistrée...

Gilles FUMEY

1957 - Naissance à Déservillers (Doubs) dans une famille paysanne

1980-1983 - Agrégation et doctorat de géographie

2002 - Maître de conférences, puis professeur à la Sorbonne

2015 - Professeur à Sciences Po. Elu président de l'association pour le développement du FIG de Saint-Dié. A publié onze ouvrages dont : L'Atlas mondial des cuisines et gastronomies, Les champs du monde, Géopolitique de l'alimentation, le roman du chocolat suisse, l'Atlas global (Arènes)