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L'AIR DU TEMPS

Franceinfo - le vendredi 8 novembre 2019

 

 

"Ils ont dépecé nos entreprises" : 30 ans après la chute du mur de Berlin, Eckhard se souvient de "l'enrôlement de la petite RDA par la grande RFA"

 

 

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Antoine DeianaFranck BallangerRadio France
 

 

 

Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombait. 30 ans après, franceinfo est allé à la rencontre d'Allemands qui racontent leur mur, leur histoire et leur pays. Eckhard Netzman, 82 ans, était ingénieur et directeur d'entreprise à l'Est

 

 

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Eckhard Netzman porte un regard très critique contre l'Allemagne de l'Ouest qu'il accuse d'avoir dépecé les entreprises de l'Est après la réunification. (FRANCK BALLANGER - RADIO FRANCE)

 

 

 

Eckhard Netzman a 82 ans. C’est ce que dit son état-civil. Mais ses yeux et ses mots affirment bien d’autres choses ! Un peu comme si l’expression "il ne fait pas son âge" avait été inventée pour lui. Parce qu’Eckhard possède le regard polisson d’un gamin de 15 ans et s’amuse avec les mots comme un étudiant qu’il n’est plus depuis longtemps. Pourtant, le vieil homme aurait toutes les raisons de promener un regard désabusé sur ce monde et ses habitants.

 

 

"Ecki" avait 3 ans lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté et ses premiers souvenirs sont donc des souvenirs de guerre : "Je suis né en Silésie, dans un coin qui se trouve aujourd’hui en Pologne. Mais le 13 février 1945, j’étais à Dresde lorsque la ville a été bombardée par les Américains. Je sais ce qu’est la guerre et je sais ce que c’est que d’être pauvre !"

 

 

 

\"Le 13 février 1945, j’étais à Dresde lorsque la ville a été bombardée par les Américains.\"

"Le 13 février 1945, j’étais à Dresde lorsque la ville a été bombardée par les Américains." (HANDOUT / SLUB DRESDEN DEUTSCHE FOTOTHEK)

 

 

À cette époque-là, Eckhard vit dans une basse-cour avec sa famille au milieu des oies. "La saleté" l’a marqué. Mais jamais, durant toute la conversation, il ne s’apitoiera sur son sort. Lui pense même que ces premières années passées dans la boue et la fiente, dans l'Allemagne de l'Est de l'après-guerre, avec la faim chevillée au corps, auront participé à faire de lui l’homme qu’il est devenu.

 

 

Cette enfance a développé chez moi un certain sens moral. J’ai appris à m’occuper des autres. J’en ai tiré un principe de vie qui veut que les plus faibles ont besoin d’être aidés.Eckhard Netzman à franceinfo

 

 

Le jeune Ecki ne s’est donc pas attardé à l’école. Dès ses 14 ans, il a expliqué à ses parents qu’il voulait travailler, pour aider et pour participer à nourrir la famille. Il est donc devenu serrurier. Et puisqu’il était visiblement doué et que ses professeurs ont détecté en lui un potentiel pour faire autre chose qu’ouvrir des portes, il a été invité à intégrer une école d’ingénieurs à 17 ans.

 

 

 

De la pauvreté à la direction d'une usine à 27 ans

Trois ans plus tard, Eckhard était ingénieur. Son premier poste, il le décroche à Magdebourg, au sein de l’un des fleurons de l’industrie est-allemande. La "success story" d’Ecki Netzman pourrait être celle d’un "self made man" de l’Ouest, une de ces histoires que l’on raconte aux enfants issus d’un milieu modeste pour les forcer à y croire et pour les inciter à travailler. La suite frise le conte de fées : "À 27 ans, je me suis retrouvé à la tête de tout un secteur d’une usine spécialisée dans la soudure, puis à 31 ans, j’étais directeur adjoint d’une entreprise du même genre, toujours à Magdebourg, qui employait 28 000 personnes".

 

 

Mais Eckhard n’aime pas trop ces belles histoires de victoires individuelles et il ne voit là que la réussite du système socialiste.

 

 

S’il n’y avait pas eu la guerre et la partition de l’Allemagne, je ne pense pas que tout cela aurait été possible. À l’Ouest, un serrurier de 17 ans n’aurait pas eu d’aide sociale du pays et ne serait sans doute pas devenu ingénieur.Eckhard Netzman à franceinfo

 

 

L’intérieur du pavillon d’Eckhard Netzman est confortable, son jardin soigné et il a l’air très fier de ses lapins. Ecki cabotine toujours un peu, mais il séduit beaucoup. Il est à l’aise en public et c’est heureux pour un patron qui a dirigé un conglomérat de 13 usines, pour un total de 320 000 employés du temps de l’Allemagne de l’Est. Il en garde de bons souvenirs et une certaine nostalgie, mais il a toujours voulu rester lucide sur son pays. Parfois même un peu trop : "En 1983, je suis parti au Venezuela à la tête d’une délégation est-allemande et j’ai dit à l’ambassadeur que de gros changements se préparaient dans notre société. Le soir même, le diplomate m’a pris la main, il m’a raccompagné à l’aéroport, m’a mis dans l’avion et j’ai été licencié dès mon retour".

 

 

Eckhart se retrouve donc chômeur en Allemagne de l’Est pour… une journée ! Parce que le lendemain, l’un de ses anciens adjoints l’appelle pour lui proposer du travail. Ses compétences le sauvent. "Au maximum, j’ai gagné 3 000 marks est-allemands, explique Ecki. Un serrurier ou un professeur gagnait 1000 marks est-allemands. Je sais bien qu’à l’Ouest, j’aurais gagné beaucoup plus d’argent, mais je ne suis pas jaloux. Je n’ai jamais pensé à l’argent en me réveillant le matin, mais aux salariés des entreprises que je dirigeais. Je ne pensais pas aux cours de la bourse comme les grands patrons d’aujourd’hui, mais à mes usines". La chute du mur reste donc pour lui comme un incroyable bouleversement.

 

 

 

"Les 'bouchers' de l'Ouest ont dépecé nos entreprises"

À l’époque, Eckhard Netzman dirige les travaux de réhabilitation de la centrale nucléaire de Greifswald, la plus grande centrale d’Allemagne de l’Est. Après la catastrophe de Tchernobyl, en 1986, Greifswald avait été fermée parce qu’elle fonctionnait sur le même modèle que la centrale russe. Ecki doit donc veiller à la remise à niveau de l’installation est-allemande. 4 000 vérifications ou changements à effectuer ! En 1990, le pari est en passe d’être réussi : la centrale fonctionne à 60% et doit rapidement produire à plein régime, mais le programme est stoppé du jour au lendemain avec la réunification.

 

 

 

La centrale nucléaire de Greifswald (ex-Allemagne de l\'Est), en 1990.

La centrale nucléaire de Greifswald (ex-Allemagne de l'Est), en 1990. (PAUL GLASER / DPA-ZENTRALBILD / AFP)

 

 

Greifswald fournissait de l’électricité à la Russie soviétique et cela ne pouvait plus continuer. C’est le deuxième échec de la carrière d’Eckhard qui se retrouve de nouveau sur le carreau. Sans doute la plus grosse désillusion de sa carrière : "Nous avions espéré cette réunification de toutes nos tripes. Cela a donc été une grande joie, mais aussi une grande peur ! Moi, en tant que grand dirigeant, je savais ce qu’était le capitalisme et avec la Treuhand [Treuhandanstalt, l’organisme chargé de la privatisation des biens de la République démocratique allemande après la réunification du pays], j’ai vu arriver les Allemands de l’Ouest comme des bouchers qui ont dépecé nos entreprises."

 

 

La conversation se poursuit dans le jardin d’Eckhart, entre ses lapins et les belles pommes rouges qui trônent sur la table en plastique, comme des trophées. Le vieil homme aime raconter, partager cette histoire personnelle qui s’entremêle décidément beaucoup avec celle de son pays. À 82 ans, il ne s’embarrasse plus de fioritures et ne ménage personne, surtout pas ses "amis" de l’Ouest : "Dans le domaine de l’éducation et surtout de l’emploi, je savais que nous allions tout perdre. Vu de l’Ouest, tout était mauvais ici."

 

 

Ça n’a pas été une réunification, mais un enrôlement de la petite Allemagne de l’Est par la grande Allemagne de l’Ouest.Eckhard Netzman à franceinfo

 

 

30 ans après, Ecki rejoue un match pourtant perdu d’avance. Aujourd’hui, 88% des entreprises de l’Est sont devenues propriétés de l’Ouest. Avec le temps, Eckhard n’est pas devenu fataliste, mais les années ont adouci ses colères : "Avant la chute du mur, il y avait 16 millions d’habitants en RDA, dont 11 millions d’actifs. Après la réunification, cinq millions d’Est-Allemands se sont retrouvés au chômage et deux millions de jeunes sont partis travailler en Suisse, en Autriche ou ailleurs. Les entreprises de l’Ouest avaient récupéré tous les marchés de l’Est et nous n’avions plus rien".

 

 

 

Une faucille et un marteau dans le jardin d\'Eckhard. \"L’essai n’était pas raté. Nous reviendrons\", assure-t-il.

Une faucille et un marteau dans le jardin d'Eckhard. "L’essai n’était pas raté. Nous reviendrons", assure-t-il. (FRANCK BALLANGER / RADIO FRANCE)

 

 

L’analyse est clinique, le constat sans concession, mais Ecki n’est pas du genre à se lamenter ou à affirmer que c’était mieux avant. Lui affirme au contraire que si aujourd’hui, les deux Allemagne ne sont selon lui toujours pas un seul pays, la réunification tant espérée "sera une réalité dans 20 ou 30 ans".  Ses quatre enfants et ses petits-enfants pourront profiter de ce grand pays. En attendant, avec un joli sourire au coin des lèvres, lui se voit plutôt comme "un Allemand de l’Est de l’Allemagne".

 

 

 

 

 

 

Ils racontent leur mur de Berlin

Alors que le mur de Berlin est tombé il y a 30 ans, le 9 novembre 1989, quels souvenirs gardent ceux qui ont vécu l'événement ? Quel regard portent-ils sur l'Allemagne d'aujourd'hui ? franceinfo vous propose une série de portraits.

 

 

• Peter : "Je n’avais plus d’autre solution que de m’enfuir"
• Hermann : "Les Allemands ne sont pas dans un processus de célébration béate"
• Klaus-Dieter : "La RDA sera toujours notre patrie"
• Gabriella : "Nous sommes trop jaloux les uns des autres"
• Eckhard : "Ils ont dépecé nos entreprises"

 



09/11/2019
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